É. Morier-Genoud: Convertir l’empereur ?

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Titel
Convertir l’empereur ?. Journal du missionnaire et médecin Georges-Louis Liengme dans le Sud-est africain 1893-1895


Autor(en)
Morier-Genoud, Éric
Erschienen
Lausanne 2020: Editions Antipodes
Anzahl Seiten
352 p.
von
Fabio Rossinelli

Enseignant et chercheur à la Queen’s University de Belfast, Éric Morier-Genoud est un spécialiste confirmé, en tant qu’historien, des sociétés du Sud-est africain. Il est également un fin connaisseur de l’histoire du missionnariat, entre autres romand. Élève du défunt professeur Patrick Harries, il a, par exemple, dirigé la collection de sciences humaines intitulée Le Fait Missionnaire (éditée à Lausanne entre 1995 et 2006) tout en continuant à publier des recherches inédites sur la présence des missions suisses en Afrique australe (par exemple Embroiled. Swiss Churches, South Africa and Apartheid, Lit Verlag, 2011). Cela sans oublier ses nombreux travaux sur d’autres sujets concernant le monde lusophone du continent africain.

Ce nouvel ouvrage de Morier-Genoud est singulier. Il ne s’agit pas d’un travail de recherche original, mais d’une édition critique d’un journal : celui du missionnaire helvétique et docteur en médecine Georges- Louis Liengme (1859-1936), qui, pendant quelques années, vers la fin du XIXe siècle, s’est mis au service de l’empereur Goungounyane et de son peuple dans le sud-est de l’Afrique. Mandaté par la Mission suisse romande pour sonder le terrain en vue d’établir une station missionnaire au sein de l’empire de Gaza (qui se situait entre le Mozambique et le Zimbabwe actuels), Liengme, accompagné de sa famille, vit la période la plus intense de sa vie, caractérisée par des découvertes, des sacrifices et des privations, mais aussi des gratifications. Le but d’une telle opération, pilotée par le comité directeur de la Mission à Lausanne, est – au-delà de l’extension territoriale de cette dernière – de tester par quels moyens un service médical auprès des autochtones pourrait faciliter la transmission de l’Évangile et donc leur conversion au christianisme. Cette méthode est nouvelle pour le monde missionnaire romand, et Liengme est chargé de diriger cette expérience. Cet état de choses fait que les rapports qu’il envoie à ses collègues sont riches et continuels. C’est grâce à ce matériel épistolaire constamment dépêché depuis l’empire de Gaza que Morier-Genoud, tout en s’appuyant sur quelques recherches déjà existantes, a pu réunir, compléter et surtout commenter le journal de Liengme dans sa version (presque) intégrale. Par ailleurs, cet ouvrage a été réalisé en lien avec la bande dessinée de Stefano Boroni et Yann Karlen, intitulée Capitão et publiée en 2019 (Antipodes), ainsi qu’avec l’exposition temporaire Derrière les cases de la Mission. L’entreprise missionnaire suisse romande en Afrique australe (1870-1975) qui s’est tenue en 2019 à Lausanne et en 2020-2021 à Neuchâtel.

L’intérêt du journal de Liengme, qui raconte son vécu au sein et aux alentours de l’empire de Gaza, réside au moins en trois points. Premièrement, il s’agit d’un témoignage direct (certainement filtré par la subjectivité d’un médecin-missionnaire habité de stéréotypes racistes) de la société sud-africaine orientale durant la période précoloniale. La colonisation effective, en effet, n’a lieu que vers la fin de 1895, alors que Liengme met les pieds dans la capitale de l’empire de Gaza durant l’été 1892. Dans ce laps de temps, le médecin-missionnaire peut donc observer, à sa manière, le fonctionnement du pays, de ses institutions, de ses habitants. Il rapporte avec force détails toutes sortes d’informations (voir notamment pp. 104-105 et 213-217). En deuxième lieu, le journal est intéressant, car il montre le passage d’une possession coloniale de dicto à une de facto. En l’occurrence de la part du Portugal. Bien que puissance mineure comparativement à la Grande-Bretagne, qui représente une adversaire redoutable en Afrique, la Couronne portugaise décide d’occuper de facto l’empire de Gaza pour stabiliser sa présence dans ces régions. Goungounyane, nonobstant des rivalités internes, résiste grâce à des manoeuvres diplomatiques, mais doit s’incliner lors des prises d’armes. Cette transition, qui dure des mois pour finalement aboutir à un conflit militaire très court, est notée avec zèle par Liengme, qui, dans ce cas, essaye de tirer des informations d’un côté et de l’autre et même de jouer un rôle d’intermédiaire (pp. 234 ss). Troisièmement, cela va sans dire, l’intérêt de ce journal consiste dans l’illustration concrète du labeur quotidien des missionnaires en Afrique australe. Un travail qui s’échelonne sur plusieurs niveaux, du local au régional à l’international. Un travail qui, malgré l’ambiguïté du rôle des missionnaires dans l’impérialisme colonial, semble, dans le cas de Liengme, être dicté par une sincère conviction d’avoir été mandaté par Dieu pour la gloire de son Règne et pour le bien-être des indigènes (pp. 231-232).

Les points forts de cet ouvrage sont sans doute le grand travail fourni « en amont » par Morier-Genoud (transcription, vérification et surtout uniformisation du texte, par exemple en matière de noms propres) tout comme son engagement « en aval » pour rendre accessible ce texte à un grand public (notamment via une introduction et une conclusion exhaustives, mais aussi un appareil critique qui, malgré une taille modérée, fournit des clés de lecture essentielles). On peut regretter quelques erreurs formelles ou de faits disséminés dans le texte, probablement imputables à une trop rapide relecture du manuscrit avant la publication. Ainsi, pour se limiter à trois cas assez parlants, la Conférence de Berlin aurait pris fin en 1895 et non en 1885 (p. 8), Louis Agassiz aurait été un Genevois et non un Vaudois (p. 16) et Goungounyane aurait été vaincu en 1885 et non en 1895 (cette dernière erreur, forcément plus grave que les précédentes dans le contexte de ce livre, est même répétée à deux reprises : pp. 325 et 327).

Malgré ces remarques, Morier-Genoud nous offre un travail totalement à la hauteur des attentes. Le journal de Liengme, passionnant à lire, est une source extrêmement significative de l’histoire missionnaire, tant dans une perspective globale que sur la présence helvétique dans le sud-est de l’Afrique, mais aussi sur l’histoire coloniale et précoloniale de ces contrées. Dans un format à la fois accessible et ordonné, cet ouvrage offre la possibilité de mener de nouvelles réflexions historiques sur cette région africaine et la présence européenne. Il ne lui reste plus qu’à être exploité par les chercheurs et chercheuses.

Zitierweise:
Rossinelli, Fabio: Rezension zu: Morier-Genoud, Éric; Convertir l’empereur ? Journal du missionnaire et médecin Georges-Louis Liengme dans le Sud-est africain 1893-1895, Lausanne 2020,. Zuerst erschienen in: Revue historique vaudoise, tome 129, 2021, p. 211-212.